La naissance d’une idée
Dans le cadre de la chronique Les Livrophages, REEL, la revue écrite par les étudiants de lettres de Genève, représentée par Anaïs Rouget, m’a accordé une interview : Il s’agit ici du récit d’une naissance, celle de mon premier livre, L’enfant de Mers el-Kébir, mais aussi de celle d’une identité d’écrivain. Merci Anaïs pour ce travail de passionnée.
R.E.E.L. : Quel est votre parcours avant l’écriture ? Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ?
Sophie Colliex : L’écriture pour moi ça remonte à loin : j’ai toujours adoré lire, quand j’étais petite fille je lisais tout le temps et j’ai commencé à écrire vers 10-11 ans, de petites histoires que je ne terminais pas d’ailleurs. Et puis à l’adolescence, ça s’est arrêté. Il y a eu la vie, j’ai oublié. C’était dans un coin et puis c’est revenu, il y a quelques années. Dans une première vie professionnelle, j’ai travaillé dans une banque, à Paris. Je n’étais pas vraiment faite pour ça. Je me suis occupée de ma famille. J’ai vécu à Paris, puis à Nice. Lorsque je suis arrivée à Genève, j’ai éprouvé des difficultés à retravailler, après tous ces déménagements. Je suis revenue aux études ici à Genève, où je vis depuis 18 ans. Je travaille actuellement comme prof de français langue étrangère à l’Université Ouvrière de Genève. Entre temps je me suis mise à écrire. Je ne me suis pas ennuyée depuis des années ! (rires)
R.E.E.L. : Quand vous vous êtes remise à écrire, vous avez tout de suite commencé par L’Enfant de Mers el-Kébir ?
SC. : Pas tout à fait : j’avais deux idées de roman, et commencé à écrire en même temps des chapitres de deux histoires. J’ai hésité un temps et c’est L’enfant que j’ai choisi. Je travaille sur l’autre en ce moment.
R.E.E.L. : L’histoire du port vous est venue quand vous avez eu envie d’écrire, mais d’où vient ce sujet ? Était-ce une histoire que vous connaissiez déjà avant ?
SC. : Un peu. Quand j’étais petite, j’ai très souvent entendu raconter l’histoire de l’attaque de la flotte française par la Navy de Churchill en juillet 1940, dans les jours qui ont suivi l’armistice. J’écoutais « la Bretagne a coulé… », « le Strasbourg a fait feu de toutes ses pièces et s’est enfui ». Ces récits de ma famille, de mon entourage ont bercé mon enfance. Mais je ne connaissais rien du contexte, le pourquoi, le comment… Un jour dans ma vie, j’ai eu envie de me renseigner précisément, de mieux comprendre le déroulement de la deuxième guerre mondiale en Afrique du Nord. D’ailleurs l’attaque des bateaux[1], qui est la scène centrale de mon livre, est la toute première que j’ai écrite. J’ai découvert assez vite qu’on n’écrit pas forcément dans un ordre précis. Les auteurs sont parfois bloqués par la crainte de ne pas avoir de plan, de structure de départ. Je crois qu’un auteur qui décide d’écrire un roman a envie de dire quelque chose, une très importante chose. Il faut plonger tout de suite dedans et nager. Ecrire ses scènes importantes, très vite. Les autres viendront se mettre avant, après, au-dessus, au-dessous. Une fois que toutes les scènes sont posées, suivant un ordre très personnel, on peut regarder tout cela de plus haut et créer une logique de déroulement. En tout cas, moi, j’ai fait comme ça. Le roman s’est construit par accrétion et non pas suivant un plan. La première scène, la course en carrico de Michel et ses copains a été écrite parmi les dernières. Après l’avoir écrite, j’ai pensé que ce serait bien de l’utiliser pour le début car elle emporte très rapidement le lecteur dans l’histoire des enfants.
Le vieux port de Mers el-Kébir[2]
R.E.E.L. : L’Enfant de Mers el-Kébir est un roman historique mais aussi anecdotique, avec des moments très émouvants, puisque c’est l’histoire de la découverte de soi. Comment êtes-vous parvenue à cet équilibre entre Histoire et intimité?
SC. : Quand j’ai commencé à me renseigner sur le port, j’ai lu des vieux bouquins des années cinquante, par exemple, Le Grand Port de Robert Tinthouin. Je me suis rendue aux archives de la Marine, à Vincennes, où étaient conservées les archives de la construction de la base navale de Mers el-Kébir. J’étais la première étonnée de voir qu’il restait autant de documents sur le sujet et ce que je lisais m’a passionnée. Le port de guerre de Mers el-Kébir a été un des grands projets de la marine française à partir des années trente. Après la guerre, dans le contexte de la guerre froide, les investissements se sont intensifiés, la France bien sûr, et aussi l’OTAN. Qui connaît aujourd’hui l’histoire de la base navale de Mers el-Kébir ? Je suis retournée à plusieurs reprises à Paris pour lire, et le désir m’est venu d’écrire quelque chose là-dessus. » J’ai commencé à tourner un peu autour de ça et les premières versions de mon texte ressemblaient pas mal à du documentaire. On peut sentir dans le livre la forte présence du port. On peut même presque dire que le port est un des personnages. C’était mon idée de départ de raconter les deux batailles navales, la construction de la base stratégique antiatomique pendant la guerre froide, dans l’idée de protéger la flotte française du danger nucléaire. Un immense chantier a débuté dans le cirque de montagnes entourant Mers el-Kébir, et, outre, les monumentales jetées destinées au stationnement de navires, la Marine française a construit un gigantesque forteresse souterraine, comprenant des casernements pour des milliers de marins, un hôpital enfoui, un atelier de fabrication de torpilles, une base de stationnement de sous-marins, une réalisation un peu à la James Bond. Les Kébiriens ont vécu dans un incroyable chantier pendant trois décennies. J’ai trouvé ce cadre génial, très romanesque. Comme je n’ai pas de formation d’historienne, j’ai imaginé de faire revivre tout cela par le biais du roman.
R.E.E.L. : Mais pourquoi ? par manque de légitimité ? par manque de compétences ?
SC. : Le travail d’historien est un autre boulot. Il faut savoir traiter les pièces d’archives, les ordonner, les référencer, etc… . Je comprenais mes limites, je savais que je ne pourrais pas faire le tour du sujet, et je ne voulais pas sortir du cadre des années quarante –les années de la guerre et de l’immédiat après-guerre. L’histoire s’arrête en 1951. Des années douloureuses avec le bombardement du port par les Anglais dans les jours suivant l’armistice, le débarquement anglo-américain de 1942 la construction de la base navale. À la fin du livre, j’ai laissé un petit survol du contexte historique.
A partir du moment où il est devenu clair que je lâchais la documentation historique pour me tourner vers le romanesque, j’ai commencé ma collecte de témoignages. Je voulais rencontrer des témoins : ils ont gardé des souvenirs très vivaces de cette époque, et des récits de leurs propres parents : les détails de la vie quotidienne, les plantes que va ramasser la Moman, les recettes de cuisine, comment les gens vivaient, les pêcheurs qui sortent la nuit, les coutumes, etc…, ils m’ont raconté. Ensuite – bien sûr – mon imagination a brodé le reste.
Attaque de juillet 40, photo SColliex, Archive du Service Historique de la Défense
R.E.E.L. : Ça doit être très émouvant de rencontrer des gens qui parlent de choses aussi personnelles, ça a un côté très poétique aussi.
SC. : Oui, j’ai adoré. Et quand je rencontre les gens de ce village, quelquefois certains me disent « ah mais j’aurais pu te raconter ci et ça… » Ce que faisait leur maman à eux pendant les bombardements. Si je devais réécrire ce livre, j’aurais encore plein de choses à ajouter. Mais je ne le réécrirai pas ! (rires)
R.E.E.L. : Au-delà de l’intérêt à rendre la fiction plus authentique, plus vraie, c’était important pour vous d’inclure ces témoignages ?
SC. : On sait peu que les départements français d’Afrique du nord, qui n’ont jamais été occupés par les Allemands, ont été bombardés deux fois et chaque fois par les Anglo-américains. Je voulais aussi raconter que tous ces gars de l’armée d’Afrique, qui ont suivi les armées alliées lors de la libération de la France, sont partis dans un pays dans lequel ils n’avaient jamais mis les pieds. Ils se sentaient très fiers d’être français, ils avaient été élevés dans la culture française, mais ne connaissaient pas leur pays et ne le comprenaient pas. La France a envoyé les hommes de son empire colonial au front, tous fiers d’apporter leur soutien à la mère Patrie : les Algériens, Marocains, Tunisiens, Sénégalais, etc… Ces hommes n’ont pas hésité. Nous devons garder la mémoire de leur sacrifice. Je n’aime pas forcément la façon dont l’Histoire est restituée. La France n’aime pas trop évoquer son passé colonial. Mais on n’écrit pas l’histoire en arrachant les pages des livres. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas à l’aise avec certains faits historiques qu’il faut en gommer des chapitres entiers. La tragédie de l’attaque des bateaux par Churchill, en juillet 1940, a quasiment disparu des livres d’histoire. Est-ce normal ? Je voulais aussi replacer les êtres humains, les familles, sur leur coin de terre, montrer ce qu’ils avaient vécu, ce qu’ils avaient compris, en me plaçant toujours de leur point de vue à eux. J’ai délibérément tourné le dos au discours politico-intellectuel français. Je n’ai cherché qu’à restituer l’émotion.
R.E.E.L. : Ça doit être difficile de faire autant de recherches et puis de devoir faire le tri, et d’équilibrer entre toutes les informations historiques, ces témoignages et la trame du roman lui-même. Cela vous a pris beaucoup de temps ?
SC. : Entre la lecture d’archives et la sortie du livre, il s’est passé six ans. Ça m’a pris beaucoup de temps de réfléchir sur ce que je voulais faire, comment je voulais le faire. Comment faire vivre cette histoire surtout.
Fin de la première partie 1 : La naissance d’une idée.
Photographies : © Sophie Colliex
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R.E.E.L. : En parallèle de votre travail d’écriture, vous animez aussi des ateliers d’écriture. C’est important pour vous, pour votre travail ?
SC. : Oui, j’anime des ateliers d’écriture en compagnie de Sarah Renaud. J’adore. Je rencontre des personnes qui ont envie d’écrire et qui écrivent bien. Mais ce n’est pas facile. Entre savoir bien écrire et savoir où va s’attacher un roman ou une nouvelle, comment cerner un sujet – car je trouve que le préalable à l’écriture est d’avoir un bon sujet-, il y a un grand pas à franchir. Les auteurs débutants cherchent, se confrontent à eux-mêmes. Ils ne sont pas loin, il suffit quelquefois de peu de chose pour déverrouiller une porte, passer au-dessus d’un blocage. On ne perd jamais de vue la dimension du plaisir. Cela m’apporte aussi beaucoup à moi, d’observer ce travail, de réfléchir aux questions qui se posent. J’ai cherché moi-même mes réponses pendant si longtemps, que je prends tout à coup conscience du chemin parcouru. C’est étonnant. Comme si je comprenais maintenant, a posteriori, le travail réalisé. Pendant ces mois, ces années où j’ai travaillé sur mon roman, je me sentais un peu comme mon petit héros Michel dans les souterrains du djebel Santon, Sophie tu creuses ! (rires). Rien ne vaut l’expérience du vécu. Chaque parcours d’écrivain est unique. Si j’avais assisté à un cours magistral d’écriture, avec un prof m’expliquant, faites comme ci ou comme ça, cela m’aurait peut-être aidée, mais n’aurait pas suffi. Il faut se mettre dedans, avancer, recommencer. Ce que je veux communiquer aux auteurs d’un atelier, c’est ce je sens, ma sensibilité, ce qui a marché pour moi. Et toujours, dans le romanesque, faire vivre les personnages plutôt que décrire ou expliquer.
R.E.E.L. : Et pour L’Enfant de Mers el-Kébir, vous avez fait ce travail seule, avant même de proposer votre texte à un éditeur ?
SC. : Toute seule. C’est très difficile d’ailleurs. Je crois qu’il faut vraiment avoir la foi. Les difficultés ont été tellement importantes, il fallait vraiment y croire. Pour qu’une pile de papier dans un tiroir, un manuscrit, devienne un jour un roman publié, sur lequel un éditeur a travaillé, un graphiste – il y en a du monde qui travaille – ça prend du temps. C’est l’auteur de toute manière qui porte tout le projet de bout en bout ça n’est pas le tout de l’écrire. Il faut présenter le texte, convaincre, il faut que le texte soit beau aussi, pour trouver un éditeur. Quoique… (rires)
R.E.E.L. : Comment concilier cette recherche de beauté, d’esthétique, de qualité littéraire (au sens où on l’entend dans nos études littéraires) avec l’aspect commercial du monde de l’édition aujourd’hui qui laisse précisément peu de place à ça ?
SC. : C’est justement ça qui est compliqué. Quand j’ai commencé à écrire, j’ai cherché rapidement des conseillers. L’un d’entre eux, rencontré à un stade précoce de mon écriture, m’a énormément aidée. Il m’a dit « Sophie, vous avez un super sujet, vous devez continuer. ». J’ai toujours cru en mon sujet, à l’histoire de mes personnages grâce au cadre géographique et historique. Combien de fois j’ai recommencé, je ne peux pas vous dire. Mais chaque fois que j’ai eu la chance de recueillir des commentaires avisés, même au tout début, j’en ai tenu compte.
Depuis ce temps, mon attitude de lectrice a changé. Lorsque je lis un livre, je ne peux m’empêcher de relever beaucoup de choses, les temps de la narration, le point de vue du narrateur, l’organisation des chapitres, l’intégration des dialogues. Et maintenant, je n’arrive plus à lire que comme ça. C’est pénible! (rires) Mais cela m’aide aussi, depuis que je suis membre de ce jury littéraire[3].
Il y a un aspect commercial dans le monde de l’édition. Il existe des phénomènes de mode. Un éditeur espère vendre des livres et lorsqu’il choisit un auteur, c’est parce qu’il estime qu’il a de la valeur –outre la qualité du texte, une valeur marchande également. Je crois que lorsque nous prenons la plume, c’est pour créer quelque chose de beau. L’aspect commercial, sauf peut-être les auteurs bien rodés et expérimentés, nous ne le maîtrisons pas bien.
R.E.E.L. : Ça veut dire que vous avez dû être extrêmement consciente de votre façon d’écrire en fin de compte. Quelle dose de réflexion on doit mettre dans son texte en tant qu’auteur, car chaque mot, chaque tournure de phrase, ne peut pas être totalement conscient ?
SC. : Ma façon d’écrire, je l’ai construite, elle est sortie de rien. Cette construction représente des heures et des heures de travail. Il faut recommencer cent fois : « vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage »[4]. Parce que même si l’écriture naît d’un désir profond, quelquefois d’une démarche instinctive, il y a des milliers d’heures de boulot, de réflexion. Un processus artistique se réalise parfois dans la douleur. Ce n’est pas du tout fleur bleue. Les gens qui deviennent des artistes ont souvent souffert, ils ont affronté beaucoup de difficultés, ils ont lâché des choses d’eux-mêmes.
R.E.E.L. : Face à toutes ces réécritures, à toutes ces difficultés, ça ne vous est jamais arrivé d’avoir envie de jeter ce manuscrit ?
SC. : A certains moments, j’en avais juste marre. Ça m’est arrivé de le poser pendant deux-trois mois, de me dire, « là je trouve pas » et de le reprendre. Il y a des étapes dans l’écriture. Ce n’est pas un parcours linéaire. En tout cas, pas pour moi.
R.E.E.L. : Justement, en parlant d’étapes, vous avez gardé toutes ces versions du manuscrit ?
SC. : J’ai l’habitude d’imprimer mes textes pour travailler sur le papier. Je me balade avec mes feuilles dans mon sac et j’y pense. Je fais mes annotations. Une fois le manuscrit bien barbouillé, j’entre mes corrections dans l’ordi et je réimprime une nouvelle version. Et ainsi de suite. J’ai conservé quelques tapuscrits de certaines étapes de l’écriture de l’Enfant de Mers el-Kébir. Une fois, j’ai été invitée dans une école pour expliquer mon travail d’écrivain, je les avais apportés pour illustrer ce processus. Les enfants ont bien apprécié. En voyant mes pages toutes raturées, ils m’ont dit « oh madame vous aussi vous faites des fautes !!! (rire)
Ce que j’ai appris au fil de l’écriture, et ça, ça prend du temps : c’est qu’il ne faut pas trop en dire, laisser la place à l’imagination du lecteur.
R.E.E.L. : C’est vrai qu’il y a beaucoup de pudeur dans votre texte, car l’émotion est aussi dans tout ce qui n’est pas dit – ou pas complètement. C’est à la fois très efficace, au niveau de l’écriture, et très réaliste.
SC. : Quand on en dit trop on envahit l’espace du lecteur. Les marges, les espaces entres les paragraphes, l’espace entre les chapitres, les arrêts sur image suscités par les zones blanches sont des espaces laissés libres à la personne qui lit. Je pense que c’est très important que le lecteur puisse se promener tout seul dans le roman, on ne doit pas le mener comme un ignorant du début à la fin, en lui mâchant tout le truc.
R.E.E.L. : Cet espace est d’autant plus important quand on considère les ellipses au sein du texte (entre chapitres ou entre paragraphes). Votre récit porte sur 12 années, comment avez-vous fait pour gérer ce défi concernant la temporalité ? Ça a été une difficulté pour vous ?
SC. : Énorme ! J’ai beaucoup tourné autour de ce problème que j’ai réglé en m’accrochant au déroulement chronologique de la grande Histoire. Je ne mentionnne que deux ou trois dates, une au début (début de la guerre), une autre à l’arrivée des Américains et au dernier chapitre. Parce que finalement dans la vie, les dates, ça ne nous intéresse pas, ce n’est pas ça qui marque le lecteur. La mention des dates n’amène rien et ça plombe. Soit on écrit une chronique et les dates sont importantes, soit on fait du roman et là, quelques repères temporels suffisent. Tout le monde sait que la deuxième guerre mondiale a eu lieu entre 1939 et 1945, donc tant que je me promène dans cette époque-là avec mes personnages, les gens savent à peu près où ils sont.
Fin de partie 2 : L’écriture, un défi à relever.
Photographies : ©
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R.E.E.L. : L’Enfant de Mers El-Kébir est l’histoire d’un petit garçon, Michel, qui grandit, se découvre et qui fait finalement des choix de vie pour s’émanciper. En plus du sujet historique, du port, c’était important pour vous que l’histoire soit vue par les yeux d’un enfant ?
SC. : Ça a été une décision réfléchie dès le début : j’ai hésité entre la faire raconter par Michel ou par Tessa. Pas très longtemps, ça a été vite clair qu’un enfant porterait de bout en bout cette histoire. Assez peu de livres mettent les enfants en scène. Il y a Pagnol, et j’ai beaucoup pensé à lui en écrivant ce livre, Joffo, Daudet, Goscinny. Des romans de la jeunesse ! Donner la parole à des enfants allait me permettre de raconter la guerre d’une autre manière. Vue par des adultes, on ne peut échapper à la dimension tragique : la vie n’est que souffrance et privations. Quand on entend la mère par exemple, elle se plaint tout le temps, elle ne comprend pas pourquoi ils doivent subir cette guerre, elle a du mal à remplir les assiettes de tout son petit monde, elle veut qu’on lui rende son fils. Dans mon roman, la guerre est omniprésente, Les enfants y assistent, ils en subissent les contrecoups, mais ils se tiennent en retrait pour et nous emmènent dans leur monde.
R.E.E.L. : Pour vous l’histoire existait donc déjà indépendamment de la question du narrateur ?
SC. : Oui, la famille de pêcheurs et le drame familial sous-tendu étaient déjà là. Si j’avais choisi Tessa comme narrateur principal, elle aurait regardé son petit frère, elle aurait parlé de lui. Mais raconter l’histoire du point de vue d’une adolescente me coinçait dans ses problèmes à elle, je m’embarquais dans autre chose. Les changements de narrateur sont intéressants à tester. Une même histoire n’aura pas la même allure selon qui la raconte. Une fois choisi le narrateur, la question suivante arrive très vite : un narrateur interne ou externe ? Au début, j’avais commencé par faire parler mon petit Michel à la première personne du singulier. Les limites étaient tout de suite évidentes : faire parler un enfant de neuf ans en mode « je » ne me permettait pas d’écrire ce que je voulais. Un si jeune narrateur ne possédait pas les capacités intellectuelles et sensorielles de voir ce que je voulais lui faire décrire. Le roman à la première personne permet d’entrer assez profondément dans l’intimité des personnages, mais peut-être un petit peu trop : on frise rapidement le psy. Et écrire du psy, je ne voulais pas. La présence de l’auteur devient trop forte et avec un gamin de dix ans cela ne m’amenait nulle part. Après quelques tâtonnements, j’ai raconté l’histoire vécue par Michel à la troisième personne du singulier. Ensuite, il y a la problématique du temps de la narration. Quel temps utliser ? Le passé, le présent ? Le rendu n’est pas le même selon le temps choisi. Le présent rend les personnages plus proches, plus dynamiques, le film se déroule face à nous. En revanche, le passé permet de s’attarder davantage sur les détails, les descriptions, l’action déjà passée peut être tranquillement examinée a posteriori.
R.E.E.L. : En vous écoutant, j’ai l’impression que vous avez mis beaucoup de vous dans ce roman. C’est le cas ?
SC. : Énormément, même s’il n’y a pas de biographie. À l’époque où j’écrivais le livre, mon fils avait l’âge du petit Michel de mon roman, je m’en suis forcément un peu inspirée. Il y a ma vision du monde et de l’enfance. L’enfant en nous, l’enfant qu’on a été, c’est lui qui sait, c’est la leçon de ma vie et c’est le message de Michel. Un enfant a déjà tout en lui, pour après. Et je sais, parce que je l’ai vu, parce que je l’ai vécu, que lorsque certains désirs nous tiennent très fort à coeur, il faut foncer et ne pas hésiter à aller à l’essentiel. Ça peut prendre du temps de comprendre cela dans la vie, pour moi, le besoin d’écrire est revenu avec la maturité. Alors, quand je parle à mes enfants, à des jeunes, je me permets de leur recommander de ne jamais lâcher le fil rouge de leurs goûts, de leurs dons, de ce qui s’exprime au fond d’eux-mêmes. L’Enfant de Mers el-Kébir est aussi une réflexion sur le don et sur les nécessaires choix que nous exerçons à certaines intersections de la vie. : le jour où j’ai commencé à écrire, je me suis sentie comme Michel qui trouvait ses crayons de couleurs, sous le sapin. L’écriture revenait en moi mais à l’âge adulte, les choses ne sont plus très simples. Pourquoi me mettais-je à écrire maintenant ? Allais-je m’y autoriser ? N’était-ce pas trop tard ? N’y avait-il pas des choses plus importantes qui passaient avant… ?
R.E.E.L. : Vous parlez d’une histoire qui est là et qui finit par sortir, d’un livre qui une fois né doit vivre sa vie. Pour vous, c’est un peu comme un accouchement ?
SC. : Je vois ça comme un feu qui brûle, on continue coûte que coûte. Quand j’ai commencé à écrire, mon fils m’a dit une fois « maman, tu fais quoi. » Je lui ai dit « voilà, j’écris un livre » – « ah bon, tu écris un livre, mais il y a des gens qui vont le lire, ton livre ? » et je lui ai répondu « je ne sais pas, pour l’instant, je l’écris. » Et mon fils m’a dit : « mais alors, si tu ne sais pas si quelqu’un va lire ton livre, pourquoi tu l’écris ? » et j’ai pensé « tiens, c’est pas mal envoyé ça ! » (rires) La pertinence des enfants ! C’est vrai au début j’étais loin de savoir s’il serait publié un jour. J’éprouvais juste du bonheur à l’écrire, à vivre mon rêve avec mes personnages dans le djebel Murdjadjo. Je ne savais pas où j’allais, mais c’est bien aussi de ne pas savoir où on va. Nous vivons dans un monde où on doit toujours être rentable, cohérent, efficace. C’est pénible, à la fin. Pourquoi ne pas réserver dans nos vies des espaces de créativité, de rêverie, libres de toute contrainte, de tout impératif, et simplement se laisser porter… Il sera toujours temps par la suite de voir si un enfant peut naître.
R.E.E.L. : Vous dites aussi qu’une fois le livre fini, il doit vivre par lui-même et rencontrer son public. Pour vous, rencontrer son public, c’est quoi ?
SC. : Mon livre a été accueilli avec beaucoup de chaleur et il a été honoré du prix de la première œuvre littéraire francophone, co-décerné par l’association des écrivains de langue française, et l’association des membres de l’ordre des palmes académiques. Un prix de la francophonie, que j’ai reçu à l’organisation internationale de la francophonie, à Paris et dont je suis très fière[5]. L’enfant de Mers el-Kébir rencontre du succès auprès des ados, grâce à ces thèmes universels de l’innocence des enfants dans la guerre, de leur force de vie et de la nécessité de faire des choix. Il a été promu par l’Association des marins et des familles de victimes de juillet 40. Bien sûr les anciens de l’Algérie Française : je reçois des messages, des poèmes, même des tableaux[6]. C’est de l’émotion pure. Les lecteurs sont touchés. Ça se passe en Algérie mais chacun peut se reconnaître et des lecteurs de toutes origines me disent : «nous on n’avait pas la mer mais on vivait aussi comme ça, on n’avait pas grand-chose, la vie était simple, on se contentait de ce qu’on avait, on était gamins, nous aussi on jouait avec des brindilles et des cailloux ». Les gens se retrouvent à différents niveaux.
L’enfant, sur une terrasse de Mers el-Kébir
R.E.E.L. : Pour vous c’est une récompense aussi ? Vous avez l’impression que c’est aussi pour ça que vous avez travaillé ? C’est que vous attendiez ?
SC. : Je ne savais pas vraiment ce que j’attendais. Je ne pouvais pas imaginer ce qui allait me revenir. Ce qui me fait du bien, et qui me nourrit, c’est de sentir que mon livre suscite de la chaleur et des émotions. A bien des égards, l’Enfant de Mers el-Kébir m’a comblée. J’aimerais citer cette phrase, qui m’a beaucoup frappée, à laquelle j’ai très souvent pensé en cours d’écriture : « ce qui doit rester d’un roman lorsqu’on le referme, c’est une petite musique ». Cela veutdire que le truc est passé, que ça a fonctionné. L’émotion est entrée dans l’âme d’un lecteur et elle y reste, un moment… Ce qui me revient de mes lecteurs, c’est qu’ils ont entendu la petite musique que je leur ai jouée. Que demander de plus ? C’est merveilleux.
R.E.E.L. : Merci beaucoup Sophie. J’ai déjà hâte d’avoir le plaisir de lire votre prochain livre !
S.C. : Merci beaucoup à vous Anaïs.
Fin partie 3 : À la rencontre des lecteurs.
Propos recueillis par Anaïs Rouget
Référence : Sophie Colliex, L’Enfant de Mers el-Kébir, Genève, Encre Fraîche, 2015
http://www.reelgeneve.ch/lenfant-de-mers-el-kebir-lenfance-le-port-la-vie/
Photographies : © Kader Ouarad, Sophie Colliex, ImaginCréations
[1] Des images de l’attaque sont disponibles grâce aux archives des actualités de l’époque : https://www.youtube.com/watch?v=QWmsFdCh_Qk
[2] Pour plus de vielles photo de Mers el-Kébir, vous pouvez consulter ce site : www.merselkebir.org
[3] Le prix ADELF-AMOPA de la première œuvre littéraire francophone, un prix décerné en partenariat entre l’Association Des Ecrivains de Langue Française et l’Association des Membres de l’Ordre des Palmes Académiques : http://www.adelf.info/ et http://www.amopa.asso.fr.
[4] Nicolas Boileau, Art Poétique
[5] Le prix ADELF-AMOPA 2015 de la première œuvre littéraire francophone : http://www.amopa.asso.fr/palmares_adelf_amopa_2015.htm.
[6] Vous pouvez découvrir ces courriers de lecteurs sur le site de Sophie : http://www.sophie-colliex.com/francois-beltra-www-merselkebir-org-2/
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