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Lecteurs de Terre de ma mère


A. Juny, du Cercle algérianiste :


Il est difficile de se déprendre d’un livre lorsque dès les premières lignes on est amusé par une pointe d’humour (volontaire ?) due à l’adverbe « toutefois », reflet de la naïveté d’un ado…comme si en 1958 on pouvait envisager qu’il en fût autrement ! Les étudiants d’Anthony en savent quelques chose, eux qui dans les années 65 s’avisèrent d’aller rendre visite aux jeunes filles de la cité U voisine. Difficile de s’en déprendre quand, dans les lignes suivantes, on est saisi par le lyrisme de l’évocation des yeux bleus de Julie et la fraîcheur des sentiments de Djilali avant de découvrir la réalité de la colonisation.

On est séduit aussi, quelques échanges plus loin, par le désir de la marche en avant de Sophie, par votre projet de retrouver vos racines, projet qu’on a envie d’accompagner sur « des pieds pas si noirs que ça », humour partagé !

Ces trois traits sont des ingrédients importants de l’ouvrage. Ah, l’humour du récit de la rencontre de votre mère dans le train de Genève ! Dénonciation de la bêtise de gens qui, sans aucun esprit critique, croulent sous les poncifs. Quant à l’anecdote imaginaire de M Durand elle me rappelle mon épouse, native d’Alger, s’écriant en pleine préfecture, face à une employée inquisitrice « Si je m’appelais Ben couscous vous ne me demanderiez pas tant de preuves de ma nationalité ! » Cette prise de distance avec la réalité, par l’humour devrait s’avérer efficace. Le bleu des yeux de Julie constitue un filigrane poétique à travers les messages. L’approche de son engagement dans la lutte par Djilali, les conclusions qu’il en tire, sa lucidité et les passages sur sa vie de lycéen-berger devraient conduire vos lecteurs à une saine réflexion.

Mais par de là ces ingrédients j’ai bien aimé ce qu’il y a de plus profond à savoir et pour faire bref :

La singularité de votre aventure personnelle, le regard porté sur la remontée de votre chemin.

La singularité aussi de votre aventure littéraire, cette sorte de maïeutique mutuelle qui vous a conduits à une pratique d’écriture originale.

Le double regard objectif porté sur la colonisation, l’indépendance et sur la gouvernance actuelle de l’Algérie ; regard souligné par des formules-choc. Colonisation ratée, indépendance ratée (citation de mémoire)

Le premier « chapitre » est le reflet d’une situation tragique vécue par les personnages de ce qui est aussi, quelque part, un roman. Le fatum pèse, en 1958, sur Djilali et Julie sont victimes du fatum que constituent le poids de l’Histoire et des générations quiles ont précédés, comme Œdipe porte le poids de la faute de son aïeul. « Entre les deux communautés une idylle même platonique était impensable »Mais votre livre ouvre les portes de l’espoir de voir un jour les deux rives de la Méditerranée réconciliées.


Denise Brahimi, pour la revue culturelle de Coup de Soleil :


C’est un livre à deux voix ou à quatre mains, dont l’objet est précisément de se présenter sous cette forme un peu inhabituelle, deux regards qui se croisent, disent les auteurs, et pour qui les lit, l‘impression est encore un peu plus complexe ; on ne saurait dire que les deux voix se croisent en ce sens qu’elle sont décalées et que chacune suit son propre cours, et qu’elles semblent le plus souvent juxtaposées, sans essayer de se répondre l’une à l’autre comme dans un dialogue ordinaire, du modèle le plus attendu. Il est bien vrai qu’on les lit avec en effet la conviction qu’elles se répondent mais en suivant chacune son propre cours—c’est-à-dire en suivant les préoccupations personnelles et profondes qui sont propres à chaque protagoniste de ces récits et de ces réflexions. Le décalage qu’il y a entre les deux est d’abord une question d’âge, tout à fait déterminante pour situer l’arrière-plan historique. Sophie Colliex dont les parents sont des Pieds-Noirs, ne peut vraiment prétendre qu’elle appartient à cette communauté puisqu’elle est née précisément au moment où celle-ci cessait d’exister, du moins en tant que composante de la population algérienne ; pour ses parents et pour elle-même le pays d’accueil a été la Suisse, et Genève qui n’a cessé d’être son lieu, c’est-à-dire celui d’où elle pense et d’où elle écrit, ce qui n’empêche que l’une et l’autre de ces activités la ramènent sans cesse à l’Algérie qu’elle n’a pas connue. Djilali Bencheikh, sensiblement plus âgé, est lui originaire d’Algérie, mais l’histoire politique qui caractérise ce pays depuis l’indépendance fait qu’il ne peut envisager d’y retourner. Ce retour impensable est évidemment au cœur de ses préoccupations, de l’Algérie on pourrait dire qu’il ne la connaît que trop, et c’est ce qui l’oppose plusieurs fois au cours de leur supposé dialogue à Sophie Colliex qui elle, décidément ne la connaît toujours pas. Leur livre est fondé sur cet écart à dire vrai original entre les désirs de l’une et les mises en garde de l’autre. Lui, qui est Algérien, se refuse à partager son désir d’Algérie à elle, parce qu’il le juge fondé sur des ignorances et des illusions, c’est-à-dire infondé plutôt que fondé. Et elle a un peu de mal à comprendre les réticences et les méfiances d’un homme qui devrait plutôt avoir l’assurance d’un homme appartenant, depuis 1962, au parti du vainqueur. Ni l’un ni l’autre, d’ailleurs ne parle en termes de vainqueur ou de vaincu, mais pourtant on sent chez elle une sorte de peur résiduelle, qui ne peut venir d’une expérience qu’elle n’a pas eue personnellement mais qui sans doute, d’une façon forcément obscure, lui vient de l’héritage mental et affectif transmis par ses parents. Et pour ce qui est de ce qu’il dit, lui, il devient évident, au fur et à mesure qu’on avance dans le livre, que son sentiment dominant, très négatif, est une sorte de colère et d’amertume sur la manière dont l’Algérie a été gérée par ses chefs depuis l’indépendance. A aucun égard, donc, l’intérêt passionné pour l’Algérie qui est à la base de cet échange ne peut déboucher ni sur de l’enthousiasme ni sur de l’euphorie, alors même que, de manière paradoxale, c’est la passion pour ce même et unique pays qui est le moteur de leurs paroles et de leur échange épistolaire. Finalement et malgré toutes les raisons factuelles de ce décalage dont il a été question, on finit par comprendre au cours du livre, qui n’est pas long, pourquoi ce double propos prend en un même ensemble au sens où l’on dit qu’un ciment prend, c’est-à-dire qu’il trouve son unité et se solidifie, non sans englober des éléments divers. Ce qui ne va pas de soi et ne peut se faire sas effort. Sophie raconte comment elle a travaillé pour acquérir les connaissances qui lui manquaient, explorant notamment des livres historiques et des documents d’archives, d’autant qu’avant « Terre de ma mère », elle a consacré un premier livre à l’Algérie, « L’enfant de Mers el-Kébir » paru en 2015 (et dont la Lettre de Coup de soleil a rendu compte en son temps). Djilali Algérien de France, a eu le temps et a fait l’effort de travailler en lui-même ce qu’il en est de cette double appartenance, forcément fusionnelle quoi qu’il en soit des ruptures et des griefs. Le rapprochement de Djilali et de Sophie, plus que de leur histoire au sens strict, relevant de récits et de souvenirs conscientisés, met en œuvre des aspects de leur personnalité dont ils ignoraient peut-être l’existence et l’importance auparavant. Bien décidés à parler, et le faisant sans réticence ni secret, ils restent pourtant d’une grande discrétion —sans doute parce qu’ils sont pudiques et que leur sujet ne consiste pas en l’étalage de leur Moi, et plus encore parce que ce sont des écrivains, qui savent que tout ne peut être dit ni écrit, explicitement. Leur livre n’essaie pas d’instaurer des logiques ni des enchaînements, il s’emploie plutôt à faire émerger des fragments, susceptibles de trouver d’eux-mêmes et sans commentaires leur signification. De quoi l’Algérie est-elle le nom ? Chacun des deux tourne autour de ce qu’elle signifie, pour elle et pour lui. Et sans doute, comme le dit Sophie aux dernières lignes du livre, n’est-il pas possible de remplacer cette recherche par de affirmations définitives et péremptoires. Mieux vaut, comme elle l’écrit de manière auto-ironique, tourner autour du pot que de casser le pot sous prétexte d’en finir. On a plaisir à se dire que « Terre de ma mère » est un livre qui a sans doute fait du bien à celui et à celle qui l’ont écrit.

Denise Brahimi




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