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Interview magazine "Méditerranéennes"

Avant de se lancer dans la formidable aventure éditoriale à quatre mains de ‘Terre de ma mère » paru aux éditions Chèvre feuille étoilé, Sophie Colliex et Djilali Bencheikh avaient déjà tracé chacun de son côté de beaux et profonds sillons litérraires. Leur première rencontre s’est faite à l’occasion de la remise du Prix de la Première Oeuvre Littéraire francophone à « L’Enfant de Mers El-Kébir » le roman de Sophie. La suite fut naturelle. Séduit par le roman de Sophie, Djilali fit un pas vers la native de Vichy. Pour sa part, Sophie partit à la découverte de l’oeuvre du natif d’Al-Attaf petite ville algérienne lovée dans la valllée du Chelif. Séduite par ses thèmes, notamment celui de l’enfance, elle dit aujourd’hui : » Lorsque nous avons fait connaissance, j’ai cherché à lire tes livres. J’ai été immédiatement passionnée. Femme et mère, les romans de l’enfance me touchent au cœur ». La rencontre de ce fils d’une famille algérienne ayant connu les affres de la pauvreté et la violence de la guerre de libération et de cette fille de pieds noirs revenus en France après l’indépendance avec une montagne de souvenirs, bons et mauvais, est une sorte de miracle. Au bout, un récit puissant écrit dans le respect réciproque, Sophie dit à Djilali : « Merci de m’avoir prêté ta plume.Toi, un Algérien, enfant de la révolution, gratter du papier avec une enfant de pied-noir, descendante du colon ! ». En écho, Djilali répond : » Chacun s’est exprimé avec franchise et sincérité sans compassion ni faux semblant. Seule la littérature peut autoriser ce genre de prodige. La personnalité de Sophie, qui cultive la distance rapprochée, a bien pesé sur la sérénité des échanges ». Pour évoquer ce livre à quatre mains, une pasionnante interview à deux voix. F.C Terre de ma mère. Qui de vous deux, a eu l’idée du titre? Je pose cette question, parce que dans son texte Sophie Colliex, fait souvent allusion à son père et moins à sa mère. DJILALI BENCHEIKH : Au départ le titre a été mis au point après plusieurs discussions et consultations d’amies impliquées dans le destin algérien. Je pense notamment à la linguiste et romancière Michèle Perret née à Oran. Initialement nous avions opté pour Terre de nos mères. Mais c’est Sophie qui a préféré et imposé la singularité de Terre de ma mère pour en accentuer la spontanéité et l’intimité. Allez me dire avec ça qu’elle ne parle pas assez de sa mère….Sa maman est omniprésente, parfois en filigrane. Dans une sorte d’allégorie temporelle, c’est elle qui donne le départ du livre puisque j’imagine qu’elle est la réincarnation de cette collégienne aux yeux ultra bleus qui m’avait fascinés dans les années 50. Quand à son père, s’il pèse dans le texte, c’est parce que ce pied noir héritier de Grecs n’a jamais fait le deuil de sa terre natale. Il n’a jamais voulu quitter l’Algérie ni en 1962 ni plus tard quand il est revenu y vivre en tant que coopérant technique. Jusqu’à maintenant, à près de 90 ans! L’Algérie obsède les jours et les nuits de cet ingénieur électricien. L’Algérie était sa lumière et sa chaleur. Il n’a aucune animosité à l’égard des Algériens dont il a toujours respecté le désir d’indépendance. Cet homme singulier, courageux et tolérant méritait le podium dans le cœur de sa fille. Et c’est elle qui peut en parler le mieux. SOPHIE COLLIEX Nous en avions discuté ensemble. Oui, la possibilité de l’intituler Terre de nos mères a été évoquée. L’Algérie est en effet leur terre, à toutes deux… et celle de tant d’autres mères. Oui, Djilali, ma mère aurait pu être cette camarade de classe qui t’a fasciné enfant. Elle ne l’a pas été mais quelle entrée romanesque dans notre pièce à quatre mains ! Je pensais, en utilisant le singulier, convoquer la maman, mais aussi la terre mère, et également la mère patrie, la France, marâtre, qui traita si mal ses enfants de toutes origines, nés pendant son entreprise de colonisation. Cette terre est bien aussi celle de mon père qui l’a regrettée toute sa vie. Dans la préface, qu’elle consacre à Terre de ma mère, Agnès Spiquel décrit votre livre comme un concerto pour deux pianos et orchestre. Cette critique vous convient-elle? DJILALI: Oh oui! C‘est un immense compliment que nous fait la prestigieuse préfacière, une spécialiste de Camus. J’adhère absolument à sa métaphore musicale. Elle exprime ainsi l’harmonie miraculeuse qui a caractérisé nos échanges; nous aurions pu nous écharper à propos de la blessure algérienne. Or, nous avons su trouver la distance suffisante pour ne pas ressasser les griefs que se sont renvoyés nos anciens et certains haineux des deux cotés, jusqu’à aujourd’hui. C‘est ce respect mutuel qu’Agnès Spiquel a voulu mettre en exergue. Nous ne nous sommes fait aucun cadeau gratuit mais nous avons su laisser les émotions pures l’emporter sur la rancune. Ce sentiment de fusion entre les deux écritures ne provient nullement d’un consensus mou. Chacun s’est exprimé avec franchise et sincérité sans compassion ni faux semblant. Seule la littérature peut autoriser ce genre de prodige. La personnalité de Sophie, qui cultive la distance rapprochée, a bien pesé sur la sérénité des échanges. SOPHIE : Agnès nous a fait un très grand honneur en rédigeant cette préface, où nos intentions sont esquissées avec perspicacité. Le dossier algérien a tant besoin d’être traité avec finesse, clairvoyance, à grands renforts de propos honnêtes, et apaisés. On est très loin du compte. Les concurrences victimaires font encore carton plein. J’ai fait la connaissance d’Agnès grâce à Terre de ma mère, et j’espère que nos chemins se recroiseront, dans d’autres textes, ou devant un bon couscous, au restaurant Jafar, dans le Quartier Latin ! A mon retour d’Algérie, en février 2017, j’ai vécu plusieurs mois dans une sorte de… comment dire ? De stupéfaction intérieure. J’en avais tant vu et entendu, en quelques jours ! Je ne savais que dire ni par où commencer. Il me semblait qu’il fallait écrire, l’enfant de Pieds noirs qui revenait de là-bas devait écrire, oui, mais quoi ? Dans quel but ? Pour quel contenu ? Comment raccrocher le bombardement d’émotions de ce court voyage, à mon héritage mémoriel algérien ? C’est dans le cadre d’une conversation électronique, entre Paris et la grecque Paros en juillet 2017, entre Djilali et moi que la vanne s’est ouverte et que sa plume de a soutenu et conforté la mienne. Djilali, il y a dans Terre de ma mère un épisode émouvant de votre enfance à l’école où vous êtes assis à côté de la française Julie. Revenant sur celui-ci, vous décrétez Sophie « Julie incarnée». Pourquoi? Comment Sophie vit-elle cette «réincarnation» DJILALI: Comme je l‘ai dit plus haut, Sophie avec ses yeux et surtout avec son regard, m’a restitué un souvenir d’adolescence percutant. Cette camarade française au lycée, m’avait fusillé avec son regard translucide, un épisode qui porte la trame de mon roman Tes yeux bleus occupent mon esprit. Elle s’appelait Julie et quand j’ai rencontré Sophie la toute première fois ce fut le flash rétroactif. L’image des deux êtres se superposait un demi-siècle après. Sans le faire exprès, Sophie me restituait une époque douloureuse puisque le regard croisé avec Julie se déroulait en pleine guerre d’Algérie. Du même coup, elle revitalisait en moi la réminiscence de ce bonheur inouï que j’ai éprouvé à 14 ans, en passant une heure d’étude sur le même pupitre que cette belle adolescente. L’admiration, la fascination et l’amour ont vaincu un moment, les souffrances de la guerre. L’innocence l’a emporté un laps de temps sur la violence coloniale. Avec le temps, Sophie m’apportait à travers elle la beauté du souvenir avec les auspices de la paix. Elle a dû éprouver un sentiment de ce genre en lisant mon roman. C‘est à la suite de cette lecture qu’elle m’a proposé d’écrire notre ouvrage commun. Pourtant elle a du ressentir cette réincarnation comme une lourde responsabilité. Elle a sûrement son mot à dire à ce sujet. SOPHIE : J’ai vécu cette réincarnation, comme vous dites, avec beaucoup d’amusement. Pourquoi pas ? Cette fille au regard de cristal aurait pu être ma mère. Les dates et lieux ne correspondent pas, mais enfin, qu’importe, une image se créait, une main se tendait par-delà les années, les drames et les discours fanatiques. Djilali et moi sommes avant tout des romanciers. Notre texte démarre sur des notes de fiction. Très vite, les voiles romanesques s’écartent et l’on plonge dans le sujet. L’Algérie à vif. La mienne, celle que j’ai reçue en héritage, et la patrie de Djilali, pour laquelle il a combattu, et qui n’a pas tenu sa promesse. Sophie, vous décrivez de votre côté, une scène poignante où votre mère enceinte est agressée violemment par un jeune CRS métropolitain, qui vient de perdre son ami et insulte vos parents « espèces de sales pieds-noirs ». Comment analysez-vous avec le recul du temps la réaction de ce métropolitain ? DJILALI: C ‘est une scène terrible que nous propose Sophie. Avec son fusil le garde mobile a failli frapper sa mère au ventre alors qu’elle était enceinte d’elle… Cet épisode agressif m’a permis de réviser rétroactivement mon regard sur les protagonistes du conflit. A l’époque, pour nous autres jeunes indépendantistes, les Métropolitains représentaient le modèle du pur Français, libéral ou de gauche, anticolonial, juste et civilisé. Inversement, les Pieds noirs étaient perçus comme racistes, méchants et méprisants à notre égard. Dans ce décor compliqué et violent nous pensions que ces Pieds verts venus de France étaient nos alliés. L’ennemi de mon ennemi est un ami. Mais en fait ce garde mobile qui s’en est pris à la mère de Sophie ne faisait qu’exprimer la douleur et la colère suscitée par la mort de son compagnon d’armes. Les Arabes, les Algériens il s’en foutait. Ce soldat a dû être tué dans un attentat de l’OAS, l’organisation extrémiste qui pratiquait la terre brûlée et tirait sur tout ce qui bouge pour garder l’Algérie française. Pour les parents de Sophie ce fut un piège terrible, eux qui n’aspiraient qu’a la paix et la fraternité entre toutes les populations. Nous pensions que les Pieds noirs étaient les méchants. En fait ils ont trinqué presque autant que nous et des deux côtés. Leurs malheurs en Métropole après 62 m’étaient inconnus Si j’avais été au courant, à 17 ans j’aurais crié bien fait. Aujourd’hui avec le recul et les informations livrées par Sophie, je m’aperçois que ce sont les grands cocus de cette histoire. Nous autres bougnoules nous avions obtenu ce que nous voulions, l’indépendance. Après 62, on se fichait du reste. Mais eux, pour avoir été trop naïfs et avoir écouté les sirènes de l’intolérance, se sont retrouvés nus devant l’Histoire au sens propre comme au figuré. COLLIEX ET BENCHEIKH AVEC LEUR ÉDITRICE BEHJA TRAVERSAC DES ÉDITIONS CHÈVREFEUILLE ÉTOILÉESOPHIE : La guerre d’Algérie a dégénéré en guerre civile et ça, il ne faut pas l’oublier. Exaspérés par ces Français qui ne voulaient pas quitter leurs maisons, et en particulier par certains qui, se sentant abandonnés par le politique avaient pris les armes, l’Armée française a tourné le dos à ses compatriotes, devenus une bande d’encombrants. Elle les a même combattus : citons pour mémoire, la fusillade de la rue d’Isly en mars 61, à Alger. Triste bilan de l’armée française : 80 pieds noirs massacrés, 200 autres blessés. La mère patrie, qui se veut patrie des droits de l’homme, a tiré sur ses enfants par deux fois : une fois sous la Commune, et la deuxième en 61 dans le quartier de Bab-el-Oued. N’oublions pas le massacre d’Oran en juillet 62 ; l’armée française n’a pas tiré cette fois, mais campée dans ses casernes, elle a assisté au spectacle sans intervenir, sur ordre du général Katz. Plusieurs milliers de morts. A côté de tout cela, l’agression de ma mère semble anecdotique. J’aurais pu mentionner la suite de ma petite histoire. Le lendemain, mon père conduit ma mère à l’aéroport d’Oran-La Senia, pour qu’elle aille accoucher en France. L’armée française régulière les a accueillis avec un tank, et a menacé de leur tirer dessus. J’ai lu quelque part que le général Franco avait envoyé des bateaux à Oran (ville à fort pourcentage d’Espagnols), pour récupérer des centaines de personnes en grand danger, amassés sur le port, assis sur leurs valises, sans rien à manger ni à boire, sous un soleil de plomb. L’armée française leur a interdit d’approcher. Franco a alors menacé d’envoyer les avions. Peu désireux d’entrer en guerre contre l’Espagne, les Français ont laissé passer les bateaux espagnols. Et c’est ainsi qu’une cousine de ma mère est partie s’installer à Alicante. Les Pieds noirs qui ont choisi l’Espagne y ont été très heureux et respectés. Un monument a même été dressé pour eux dans cette ville. Nostalgerie, j’ai lu pour la première fois cette formule chez Jacques Derrida, Alain Russio, vient d’écrire sur Nostalgérie en parlant de l’OAS. Existe-il plusieurs nostalgéries ? DJILALI Ou, chacun cultive cette nostalgie en fonction de ses intérêts et de son milieu social. Pour les proches de l’OAS, l’Algérie de papa était celle des privilèges, du bonheur de vivre sous un ciel lumineux, avec des serviteurs indigènes, le dos cassé, penchés à vos pieds pour lustrer vos chaussures. L’image est caricaturale mais elle n’est pas dénuée de vérité historique. En revanche le fils de paysan a des souvenirs plus douloureux plus heurtés: la faim, le froid, le dénuement et parfois le mépris menaçant de cet archétype du colon en short et marcel, le ventre rond et trop nourri, protégé du soleil et des avanies par son casque colonial qui renforçait son autorité. S’il arrive à ces enfants colonisés d’entretenir aussi quelques souvenirs lumineux c’est surtout grâce à la magie de l’enfance qui panse toutes les blessures. La mémoire de l’enfant est un chemin parfumé, piqueté de roses et de jasmin. NostAlgérie! J’ai découvert moi même tardivement ce terme après ma venue en France en …1969. Je l’ai vite compris comme un penchant pied-noir, égrenant le regret d’avoir perdu une sorte de Terre promise que ces affectifs languides n’ont pas su ou pu conserver, pour avoir refusé de la partager. Ce sentiment douloureux et parfois romantique, s’apparente me semble-t-il, au fado ibérique, cette musique qui hurlait la souffrance de la séparation, de l’éloignement de l’enfance, de l’arrachement au sein de la mère, mère symbolique ou réelle, du temps de l’innocence, le temps de la terre maternelle, et de la chaleur de sa tendresse. Tous les peuples migrants ou transmutants connaissent ce regret au bord des larmes du terroir d’origine. Je me souviens que pendant les quinze premiers jours de mon séjour parisien, j’écoutais tous les soirs des 33 tours de musique andalouse que mon logeur français avait rapportés d’Algérie. En écoutant ces chants langoureux, cette poésie lascive qui me rappelait les soirées du Ramadhan à Alger, je pleurais systématiquement en m’endormant, la gorge nouée par un chagrin incompréhensible. Regret des plages, des terrasses, du soleil d’Algérie au coeur d’un automne parisien grisâtre et froid. Mais le lendemain, le Quartier latin effaçait mon chagrin par son dynamisme, ses bars enflammés et ses filles parfumées. Plus récemment, une autre forme de nostalgérie s’empare de moi à chacun de mes déplacements au pays natal. Elle exprime le souvenir disparu de ma jeunesse algérienne avec une université contestataire et flamboyante, les chatoyantes terrasses des cafés-restaurants, abritant une faconde bien méditerranéenne. Lors de mes visites familiales en Algérie, je constate que ce goût de vivre semble avoir disparu, la jeunesse mondialisée oscillant entre le portable et le bréviaire coranique pendant que des adultes peu scrupuleux entassent les maisons de la corruption et de la prédation. Il s’agit d’une minorité, mais elle a détruit le paysage du pays de ma jeunesse où les villages avaient un visage humain et non pas new-yorkais où les gens se parlaient et échangeaient spontanément loin de ces ombres pressées et digitalisées. Ma nostalgérie des terrasses et du reste fait qu’aujourd’hui je me reconnais dans ce concept de pied noir d’origine musulmane inventé par le très regretté dramaturge Aziz Chouaki. Plus le temps passe plus je sens que je démissionne de l’Algérie. Ce pays d’aujourd’hui n’est plus le mien. SOPHIE : Ne l’ayant pas connue, j’ai entrevu l’Algérie de mes parents dans une sorte de rêve, au fil de leurs récits, aux allures de légende. Lorsque je m’y suis rendue, j’ai touché du doigt le rêve des colons au 19ème siècle. Rêve d’expansion de la France de Charles X. Désir de survie, ou rêve de fortune des pèlerins méditerranéens. Rêve d’Algériens refusant la soumission. Rêve brisé de ses enfants qui l’ont quittée. Rêve aussi de ceux qui ne l’ont pas quittée et qui, comme le jeune homme cité dans mon livre, vivent d’un avenir meilleur les yeux rivés vers la rive Nord de la Méditerranée. Rêve encore du Hirak. Tant d’espoirs dont je ne sais rien. Vue de loin, cette terre est presque fantasmatique. Une sultane des mille et une nuits, dotée de tous les dons, parée de toutes les grâces. Tous ont voulu la posséder, la dominer, quoi qu’il en coûte. Guerres, conquêtes, révolutions. Aucun n’a su tout simplement l’écouter, la comprendre et l’aimer, elle, et ses enfants métissés. Comble de misère pour une mère, elle les a vus s’entretuer. La nostalgérie, née de la folie des hommes, est une vrille dans la tête de tous ceux, pieds-noirs, harkis, Algériens d’ici et de là-bas, nés en France ou ailleurs, pour une fois tous réunis dans le même bateau, songeant à leur enfance volée, leur jeunesse trahie, leurs espoirs piétinés. Votre livre est vivant, beau, mais douloureux, on dirait que vous avez oublié de chanter les paysages de la Méditerranée, la sensualité méditerranéenne, la poésie et la cuisine méditerranéennes, l’hospitalité. En un mot l’art de vivre en Méditerranée. Y aura -t-il, un jour une suite à Terre de ma mère? DJILALI.. Très bonne question amplement justifiée. Cette carence est étonnante tant la sensualité méditerranéenne est prégnante chez tous ceux qui venus de là-bas revisitent les souvenirs de l’enfance. Le soleil, la cuisine, la poésie ambulante sont des ingrédients qui prennent parfois la force d’un cliché chez les enfants de ces terroirs. L’explication de notre sobriété est simple. C‘est que le désir de Sophie d’écrire l’Algérie de ses parents s’est imposé à nous comme une urgence absolue. Sophie avait besoin d’accoucher au plus vite la nostalgérie de ses parents. Elle m’a entraîné dans une forme d’obsession réparatrice, un besoin de recoudre cette histoire déchirée d’un pays qu’elle n’a connu que par le récit parental. Le gouffre de ses manques était abyssal. C‘est pourquoi le récit commun nous a installés dans une posture de gravité. Cette sorte de contrainte implicite nous a empêchés, de rire, de, manger de goûter la Méditerranée dans toute sa volupté. Du moins dans le texte. Agrippés au rythme de l’échange qui se nourrissait jour après jour, sans préparation préliminaire, nous avions pour seul objectif de parvenir à une fusion strictement littéraire consacrée à l’Algérie. Pour le dire autrement, pas question de plaisanter, la mémoire commune était là pour nous remettre dans le chemin des réminiscences douloureuses. Pas de temps à consacrer à la saveur de la tachktchouka et des sardines escabèche. Pour ma part j’ai eu le temps quand même d’évoquer l’hospitalité ineffable des Algériens. Rappelez vous cette dame au restaurant à la Pêcherie qui enlève spontanément sa bague en argent pour l’offrir à ma compagne de route française en la remerciant d’être venue en Algérie. Ou encore ces magistrats algérois qui ont déjeuné au Tantonville non loin d’un couple de mes amis français avec qui ils ont échangé quelques propos. Au moment de payer, la direction du restaurant a indiqué aux deux touristes que leur repas avait été réglé par leurs convives magistrats, déjà repartis discrètement au boulot… Sophie peut citer d’autres exemples similaires lors de son voyage à Tlemcen puis Oran. Pris à la gorge par les émotions mutuelles -les malheurs de Sophie m’ont fait beaucoup pleurer- nous n’avons pas pris le temps d’évoquer l’Algérie de la jubilation. Pourtant, comment passer à coté de la démarche toute sévillane de ces Méditerranéens d’Algérie, à la fois fantaisistes et graves, délurés et sérieux le moment venu. Une forme de narcissisme attendrissant, une façon de dire, aimez moi donc, vous ne voyez pas que je suis le plus beau et même la plus belle. Là-bas de tout temps, la poésie se ramasse dans la rue, il suffit de se baisser pour la cueillir. Le mot de faconde ne suffit pas à épuiser la galerie de personnages déjantés et géniaux qui hantent les comptoirs des cafés, les étals du marché et pour les femmes ces jets d’humour qui fusent des terrasses de la casbah ou de la médina. Je crains que les écrans prolifiques et prédateurs n’effacent à jamais cette forme de bonheur de vivre déjà menacée par les idéologies extrêmes et capillaires…Oui les Barbus y sont pour beaucoup dans cette déglingue. SOPHIE : « D’ORIGINE ESPAGNOLE, GRECQUE, ORIGINAIRE D’ALGÉRIE, JE ME SENS PROFONDÉMENT, INTENSÉMENT, FEMME DE LA MÉDITERRANÉE. JE VAIS LA CHERCHER PARTOUT OÙ ELLE VEUT BIEN DE MOI POUR M’Y PLONGER, M’Y DISSOUDRE. J’AIME LES GENS DE LA MÉDITERRANÉE ». SOPHIE : Les Pieds noirs, se situant du mauvais côté de l’histoire, ont été priés de se réinstaller sans bruit et de se faire oublier. Quand on a tort, on s’écrase. Tort de quoi ? D’être né quelque part ? Ils se sont remis dare-dare au boulot, de Gaulle lui-même reconnaissait qu’ils ne « s’en étaient pas trop mal sortis ». Je crois que c’est parce qu’ils portaient tous en eux le sang d’Espagnols, Italiens, Maltais, Français et autres aventuriers qui, deux ou trois générations plus tôt, quelquefois moins, avaient tout quitté et tenté l’Algérie. Face à ce nouvel exil, ils ont diversement réagi. Certains ont avalé leur chagrin et n’ont plus pipé mot, même à leurs enfants. Il fallait tourner cette page. D’autres ont cultivé leurs souvenirs, leurs coutumes religieuses, venant de toute la France aux processions de la Vierge de Santa Cruz (Oran-Nîmes), de Saint Michel (Mers el Kébir-La Ciotat). Ils ont transmis leurs recettes de cuisine, par exemple, leur parler si coloré, et entretenu leur sens tout méditerranéen de la fête et de l’amitié. Je leur suis très attachée. D’origine espagnole, grecque, originaire d’Algérie, je me sens profondément, intensément, femme de la Méditerranée. Je vais la chercher partout où elle veut bien de moi pour m’y plonger, m’y dissoudre. J’aime les gens de la Méditerranée. Terre de ma mère aura des suites, je veux y croire. Elles ne seront peut-être pas écrites par Djilali et moi. D’autres prendront le relais, qui, comme nous, ont compris que le politique a bien trop intérêt à entretenir les débats nauséeux de la repentance, ou de la revanche pour se risquer à dire le vrai. Marre de tous ces gens. Place aux écrivains, aux artistes, aux entrepreneurs, aux rêveurs ! Quand les Algériens, écrivent, un nom les hante comme un spectre: Camus. Quelle est votre relation à l’œuvre de Camus? Et par la même occasion à Kateb Yacine ou à Dib? DJILALI L’enseignement au lycée où j’étais à Orléansville a presque totalement occulté les auteurs que vous citez. Le colonialisme c ‘est surtout ça, l’occultation! Il n’y en avait que pour Chateaubriand ou Lamartine, voire Victor Hugo. Pourtant c‘est à Orléansville qu’en 1960 fut inauguré un centre Albert Camus dédié à la culture et au sport. C‘était l’ édifice le plus important du genre en Afrique du Nord ; une piscine, une piste olympique, un amphithéâtre d’allure antiquité grecque, des bibliothèques, tout cela dans un cadre boisé et verdoyant. L’hommage à l’auteur de l’étranger était patent. Pourtant nous n’avons pas reçu la moindre leçon de littérature relative à cet auteur. Je ne vous parle même pas de Kateb Yacine ou de Mohamed Dib pourtant publiés dans une grande maison parisienne. La censure coloniale a été efficace, nous n’en avons jamais entendu parler au lycée avant 1962. Plus tard, après l’indépendance, j’ai pu me familiariser enfin avec ces auteurs. Mon préféré était Mouloud Feraoun, le Fils du pauvre, et j’appréciais beaucoup les romans de Mohamed Dib. En revanche à vingt ans Nedjma de Kateb Yacine me restait hermétique. DJILALI PRÉFÈRE MOULOUD FERAOUN À ALBERT CAMUS. SOPHIE N’A PAS COMPRIS POURQUOI LA POSTÉRITÉ A « DIVINISÉ L’AUTEUR DE « LÉTRANGER »..Quant à Camus j’ai tenté de lire la Peste au lycée mais je n’ai pas accroché. Plus tard j’ai été fasciné par l’étranger sans vraiment comprendre le personnage déjanté de Meursault. Je ne sais pas pourquoi à cette époque j’ai été choqué par sa manière de nous nommer les Arabes. En fait, Camus avait raison parce que les Européens d’Algérie s’exprimaient ainsi. En tout cas, je ne partage pas le procès que certains Algériens lui font d’avoir choisi sa mère à l’Algérie. Quiconque se serait trouvé dans le même chaos aurait réagi comme lui. Les mères en Méditerranée sont sacrées. Je n’ai pas apprécié non plus la déclaration en 1965 du ministre de l’éducation, Ahmed Taleb. Camus a beaucoup parlé de l’Algérie mais comme il n’a rien écrit sur les Algériens il reste pour nous un étranger. Avec mes camarades étudiants, nous avons reçu cette foucade comme une méchante fourberie. Cela se passait à la salle Ibn el Khaldoun d’Alger lors de la rentrée universitaire en novembre 1965. Cinq mois après le coup d’état qui a destitué l’ancien président Ahmed Benbella. Le nouveau chef de l’État, le colonel Boumediène, était présent à cette séance où Camus l’enfant de Belcourt, s’est vu expulsé de son algérianité. Mais le regard algérien est en train d’évoluer. En 2006 grâce à des universitaires courageuses, un colloque brillant s’est tenu à Tipaza et à Alger et les recherches sur Camus se multiplient. Quoiqu’il ait écrit, Camus reste pour moi un grand homme de lettres et un Algérien pour être né sur cette terre commune et brûlante. J’ai trouvé également le poids de Kateb Yacine excessif. Il a écrasé par sa prestance toute une génération d’écrivains. Je n’ai pas cédé à la même fascination. Je suis plus séduit par la littérature du regretté Rachid Mimouni et celle de Maïssa Bey. Il ya aussi de jeunes auteures fulgurantes qui commencent à exploser le consensualisme des écrivains industriels. On entendra en parler bientôt. SOPHIE : La postérité s’est accrochée à Camus. Il n’aimait pas Oran, et y avait répandu sa Peste qui m’a été infligée au collège. Il disait qu’Oran tournait le dos à la mer. Je n’aime de Camus que ses rêveries sur sa terre natale. Son « été » en particulier, qui m’a écrasée de chaleur et d’émotion. Ceci dit je n’ai pas bien compris pourquoi la postérité l’avait quasi « divinisé ». Je n’ai lu ni Mohamed Dib, ni Kateb Yacine et jusqu’à il y a peu, je n’avais jamais entendu parler de ces auteurs mythiques. J’ai été très troublée par Isabelle Eberhardt, cette Suissesse qui voyagea en Algérie à la fin du 19ème siècle comme journaliste. Elle a brossé de magnifiques tableaux de l’Algérie. Je ne suis pas systématiquement attirée par les Grands Auteurs. Quelquefois, pour devenir des Grands, ils ont enjambé la censure et contribué involontairement – ou pas – à l’élaboration d’une pensée correcte. En France, les écrivains pieds-noirs ont beaucoup de mal à se faire publier. Personne ne veut de leurs souvenirs, même romancés. Ils sont la mauvaise conscience nationale, je crois. Pour ma part, je dois à une maison d’édition genevoise la publication de mon « Enfant de Mers el-Kébir ». L’auteur algérien que je connais le mieux, c’est Djilali, mon co-auteur. Son ouvrage « tes yeux bleus occupent mon esprit » m’a ouvert des horizons. Dans les prunelles claires de sa camarade, j’ai mesuré la distance qui existait entre les communautés. J’ai mieux compris la vie d’un peuple colonisé, et les réalités qui l’ont poussé à se soulever. Eclairer la pensée, pousser à la réflexion, déplacer les points de vue, n’est-ce pas la mission de la littérature ? Souvent on associe Camus à Mr Germain son instituteur adoré, Djilali Bencheikh, vous évoquez avec tendresse Madame Gounelle. On aimerait bien en savoir davantage sur elle, quel rôle a-t-elle joué dans votre itinéraire ? Sophie Colliex a-t-elle eu aussi une Madame Gounelle à elle ou un Monsieur Germain. Est- ce qu’elle peut aussi par la même occasion nous dire deux trois mots sur son roman l’Enfant de Mers-el Kébir qu’évoque Agnès Spiquel dans sa préface? DJILALI: Votre judicieuse question touche un point sensible, lié à la tendresse de l’enfance. Mme Gounelle fut une seconde mère et je faisais des prodiges pour lui plaire et lui complaire. J’ai été son élève et son chouchou en CP après une année d’initiation, une sorte de sous maternelle pour Indigènes. Suzanne a vu le jour dans les Landes mais elle ne semblait pas dépaysée dans notre petit village de la vallée du Chélif, les Attafs, à mi-chemin entre Alger et Oran. Elle fut un rayon de soleil permanent pour des enfants de paysans mal nourris, mal habillés, mal dégrossis. C‘est avec elle que j’ai commencé à raccorder les syllabes, à fabriquer et articuler les mots puis les phrases. Progressivement, j’avais l’impression qu’à chaque leçon, j’entrais en intelligence, en civilisation. Je n’étais plus un péquenot, fils de péquenot mais un écolier brillant qui en remontrait sur le plan des notes scolaires aux enfants des Français eux-mêmes. Mais cette école fondée en 1950 n’ a pu voir le jour que grâce à la volonté et à la détermination d’un natif du village. Albert Gounelle, notre directeur d’école, notre midicoule, était le fils d’un boucher-cafetier cévenol installé dans notre bled depuis la fin du dix-neuvième siècle. Né en 1913, le fils Albert rêve depuis toujours de fonder une école dans notre propre village natal. Mais en 1940 il est mobilisé. Il refuse tout grade et exige de passer ses années de guerre au sein de ses compatriotes zouaves et autres tirailleurs algériens. Démobilisé en 1945, il est muté dans une école de Kabylie où il rencontre une institutrice métropolitaine qui deviendra sa femme. Il va partager sa passion avec sa jeune épouse et le rêve se réalise en 1950. En près de vingt ans le couple va former plusieurs générations de futurs médecins ingénieurs, cadres moyens… écrivains. J’ai passé deux années scolaires dans sa classe. Outre la direction de l’école, il assurait dans la même salle, l’enseignement du CM1, du CM2 et du cours fin d’études qui menait au fameux Certificat. Il me fascinait tellement qu’en 24 mois je n ‘ai été deuxième qu’une seule fois et j’ai pleuré pendant 15 jours. Notre promotion de CM2 a été reçu entièrement à l’examen de sixième menant au collège et lycée d’Orléansville. Malheureusement en Octobre 56, quand il a fallu aller à l’internat avec mon frère, mon père a décrété que nous avions suffisamment étudié la culture des Français. Il faut maintenant apprendre notre religion, a-t-il décidé en nous envoyant à l’école coranique. Nous étions très malheureux et heureusement au bout de quinze jours M. Gounelle l’a appris. Il est allé voir le maire du village en lui expliquant que deux de ses élèves brillants étaient empêchés de suivre leur formation alors que le pays manquait cruellement de cadres d’origine indigène. Le maire a convoqué mon père qui a justifié sa décision par le coût du trousseau qu’il aurait fallu nous acheter pour nous envoyer à l’internat. – La mairie prend en charge le trousseau, a rétorqué l’édile municipal en signant un document destiné au tailleur du village. Et voilà comment j’ai échappé à un destin d’imam ou tout simplement de berger. Quand plus tard j’ai lu le premier homme, récit posthume de Camus, j’ai cru lire ma propre histoire installée dans un décor provincial: la faim, la pauvreté qui se voit comme un stigmate, l’absence de livres dans la maison familiale et enfin le salut par l’école avec la figure tutélaire de l’instituteur. OUI Boniface, Gounelle-Grenier, même combat. On m’a raconté plus tard une anecdote saisissante. Lors d’une soirée arrosée au bar du village, mon père aurait rossé le propre père de M. Gounelle. Porter la main sur un Français. Un acte insensé qui pouvait valoir le bagne. Tous les villageois ont conjuré mon père d’aller s’excuser auprès de l’instituteur. Malgré son orgueil démesuré, il a fini par faire la démarche en se dirigeant vers l’école. Voici la réponse que lui fit notre directeur. : Tu viens demander pardon, c’est bien, je passe l’éponge. Mais comme tu as battu mon vieux père, je me vengerai. Je me vengerai en éduquant tes enfants! Et il a tenu parole. Boniface quoi dire de plus… SOPHIE : Oh, quelle vengeance Djilali ! Quant à moi, j’ai effectué mes années collège dans un petit bahut de la banlieue lyonnaise où nous avions brutalement atterri après l’Algérie. En sixième, mon prof de français m’a fascinée. Un grand type blond, à la voix calme et douce. Il déversait sur moi tout le savoir du monde et je lui prêtais une attention passionnée. J’avais d’excellentes notes. Je crois que c’était mérité, j’écrivais depuis l’âge de huit neuf ans, j’adorais ça. Je n’ai jamais oublié ce professeur. Ceux qui ont instruit les enfants sont-ils vraiment conscients de leur impact sur les jeunes âmes… Je dois à cet homme, peut-être, d’avoir soutenu ma fièvre d’écrire, et mieux encore, d’avoir un jour estimé que mes écrits pouvaient être lus par d’autres. J’ai toujours éprouvé une sorte de reconnaissance envers ceux qui ont passé trois ou quatre heures de leur vie dans l’univers romanesque que j’avais créé pour eux. Et quel bonheur qu’ils y aient éprouvé du plaisir. L’enfant de Mers el-Kébir a eu un très grand succès. C’est l’histoire d’un petit garçon, qui vit dans une famille de pêcheurs de Mers el-Kébir, entre 1939 et 1951. Il traverse avec ses copains les épreuves de la deuxième guerre mondiale (bombardement de juillet 40, bombardement allié en 42). L’innocence dans la guerre, la quête de soi, la reconnaissance du don, l’amitié et l’amour sont les thèmes majeurs de ce roman, dans un petit monde tout méditerranéen. De très nombreux enfants se sont reconnus dans mon personnage. Des lecteurs suisses m’ont avoué qu’eux aussi faisaient la course avec les copains dans des caisses à savon à roulettes, lorsqu’ils étaient enfants. Ce n’était pas dans le Djebel Murdjadjo mais dans le Jura. Au fond, qu’est-ce que ça change ?
Propos recueillis par Boniface Mongo-Mboussa (avec Fayçal Chehat) www.mediterraneennes.com
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Le 6 avril 2022



Photo de couverture : Behja Traversac (éditrice, Chèvrefeuille étoilée, Djilali Bencheikh et Sophie Colliex
Où trouver le livre : https://livre.fnac.com/a13266651/Djilali-Bencheikh-Terre-de-ma-mere/
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