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Nuits incandescentes, chronique de Denise Brahimi, pour la lettre culturelle Coup de Soleil

« NUITS INCANDESCENTES » par Sophie Colliex, roman, La Cheminante, 2018


Ce roman dont l’action se passe entièrement dans deux pays du Maghreb, l’Algérie et la Tunisie, à l’époque coloniale, ne ressemble pourtant que très peu, par son style et par son ton, au grand nombre de ceux qui évoquent l’enfance et l’adolescence du héros dans ces mêmes lieux et au même moment. On s’attend à ce que celui-ci soit tourmenté par les complexités voire les contradictions que lui impose sa situation personnelle, définie par le moment historique et par d’autres déterminations (ethniques, sociales etc.)

Dans Les Nuits incandescentes, le héros Emmanuel est un jeune homme qu’on suit d’assez près pendant les quelques années qui précèdent la Deuxième Guerre mondiale, à travers la centaine de lettres qu’il envoie à sa fiancée Berthe, originaire comme lui de l’Oranie, région alors française . A l’âge de dix-huit ans, sur un coup de tête, il s’est engagé pour cinq ans dans la marine, où il est spécialiste des liaisons radio. Il ne tarde pas à déplorer les conséquences de son choix, pourtant irréversible, qui le tient éloigné de tous ceux qu’il aime, son père, ses frères et sœurs et sa fiancée. On croit comprendre que la tendance mélancolique d’Emmanuel vient en fait de plus loin, principalement de la mort de sa mère car il a été très tôt orphelin mais dans le milieu de ses camarades et collègues, il n’est pas de bon ton de gémir sur soi-même. Certes tous ont hâte de mettre un terme à leur vie monotone et fastidieuse sur le bateau, mais il est lui d’un tempérament particulier, imaginatif et rêveur, qui l’amène à transposer tous les manques dont il souffre dans une sorte d’amour fou pour cette fiancée qu’il connaît si mal et qui est d’abord la fille d’un ami de son père. Sophie Colliex montre très bien ce qu’il en est de cette sorte de désir exacerbé qui le hante et qui n’est, semble-t-il, que pour une faible part un désir physique : la romancière, contrairement au courant dominant de notre époque, se montre très discrète sur ce point. D’ailleurs cette discrétion est en accord avec son souci d’éviter les anachronismes, son but étant de nous montrer ce qu’il en est ou ce qu’il en était de ce que Mauriac aurait appelé « un jeune homme d’autrefois ». La fixation amoureuse soutient la vie d’Emmanuel pendant plusieurs années, d’autant qu’elle se double et prend pendant ce même temps la forme d’un passage à l’écriture, qui est le seul moyen qu’il découvre à sa portée pour tenter de la canaliser. Cet aspect du livre permet d’en étendre les analyses à plusieurs époques mais en même temps, Sophie Colliex a voulu reconstituer tout l’environnement sensible qui dans le cas de son personnage en modèle la sensibilité. Elle évoque, paroles à l’appui, plusieurs chansons de Tino Rossi et de la même époque, lui adjoint Lucienne Boyer ; pour le roman c’est Francis Carco, pour le cinéma Marcel Lherbier et tant d’autres, et par dessus le tout, un air de tango car c’est aussi l’époque de Carlos Gardel et grâce à la radio, Emmanuel peut baigner dans des musiques qui entretiennent sa vie sentimentale: on pense au très joli film de Woody Allen intitulé Radio Days (1987) qui montre le rôle privilégié joué par les émissions de radio dans la vie d’un jeune garçon à la fin des années 30.

La radio reste le lien d’Emmanuel avec le monde même pendant les années où il croupit sur son bateau dans la rade de Bizerte, faute d’avoir un obtenir un poste à Oran tellement plus près de chez lui. Le poste d’Oran, c’est un Breton qui l’obtient, alors qu’il aurait tant voulu celui de Brest, où l’attendent péniblement sa femme et son bébé ! C’est ainsi que par petites touches Sophie Colliex imprègne son roman d’une vérité sensible et quotidienne, celle des personnages et celle de l’époque intimement mêlées. Son écriture est à la fois discrète et efficace, en dehors de tous effets spectaculaires. On pense à ce que fut, il y a maintenant plusieurs décennies, la découverte de ces historiens qu’on appelle l’école des Annales, jugeant plus utile de décrire concrètement à un moment donné la manière de vivre des gens, plutôt que la composition politique des gouvernements et le déroulement des guerres petites ou grandes.

La politique et les événements qui en découlent constituent ce qu’on appelle la grande histoire et elle est loin d’être absente de Nuits incandescentes où l’on voit s’aggraver, de 1936 à 1939, la montée des fascismes sur fond de guerre d’Espagne. Cependant, l’histoire est traitée par la romancière de manière encore plus indirecte dans ce deuxième livre qu’elle ne l’était dans son premier, L’enfant de Mers El-Kébir (2017), où l’on y voyait en gros plan, comme le titre permet de l’imaginer, l’effroyable attaque anglaise subie par ce port en juillet 1940. Dans l’épilogue de son dernier roman, Sophie Colliex donne un parfait exemple d’une sorte d’effacement des événements qui deviennent si l’on peut dire subliminaux, présents mais à l’état d’allusion et vus à travers la subjectivité d’un personnage : Emmanuel, pour des raisons toute personnelles, les tient à l’écart, comme de simples jalons l’aidant à fixer son évolution intérieure. Il s’agit ici de l’exode des Pieds Noirs d’Algérie au groupe desquels il appartient, et l’on croit assister au départ parmi tant d’autres de la famille qu’il a fondée avec Berthe … jusqu’au moment où l’on comprend que les autres partent en effet tandis que lui a décidé de rester.

C’est sans doute cette manière d’aller à contrecourant qui fait que l’histoire ne peut lui servir de cadre. On parle ici de la romancière aussi bien que de son personnage. A la réflexion, on se dit qu’elle n’a pu écrire sans prendre appui sur une information très importante, dans le domaine de ce qu’on appelle la grande Histoire, mais elle a choisi de la gommer, pas complètement mais presque, pour faire place à l’intériorité de ses personnages et à leurs émotions les plus intimes.


Denise Brahimi, pour Coup de Soleil Rhône-Alpes


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