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Partir

Ma femme ne dit rien. Je n’ai nul besoin qu’elle ouvre la bouche pour suivre le fil de ses pensées. Elle est en train de se dire, de me dire :

« Dis, mon homme, qu’est-ce qu’on fait là ? Oui je sais, dans notre village dévasté par le feu du soleil et tant de lunes sans pluie, abruti par le bruit des détonations, on t’a dit, et on me l’a dit aussi, voici votre chance de sortir de l’enfer, allez vite embrasser votre père et votre mère, montez dans ce camion, dépêchez-vous, profitez de cette occasion. Là où vous allez, tout ira mieux pour vous. Forcément ! Vous êtes jeunes ! Vous, et vos enfants qui naîtront, aurez un vrai avenir. Ici, il n’y en a aucun. Rien de bon à attendre de ce fichu pays. »

Fatou n’était pas d’accord. Elle ne voulait pas qu’on nous transporte dans un pays étranger. Elle disait que là où nous irions, les gens ne nous aimeraient pas. Elle a tenté de m’expliquer qu’un arbre que l’on tranche net, ne se trouve plus capable d’enfoncer de nouvelles racines dans le sol. En ce qui la concernait, elle préférait mourir notre le sol jaune et aride, que survivre coûte que coûte sur leurs terres grasses et noires. Elle m’a suivi. On nous a entassés dans des camions. Des bateaux. De nouveau, des camions.

Mon regard fixe le sol obstinément. Je n’ose le promener sur ce qui nous sert de maison.

Dans ce camp dressé à la hâte pour nous accueillir, nous sommes, Fatou et moi, aussi hétéroclites que les objets qui nous entourent. Du plastique, de la ferraille, des plumes, tout ça c’est leur monde à eux. Le brasero diffuse un peu de lumière et nous réchauffe. Je me dis que le brasero est le seul objet qui vienne de chez nous.

Et ces mains sombres, si sombres que dans cette pénombre on les distingue à peine du noir de nos tuniques, ces mains gisant sur nos genoux comme des objets brisés, ce sont les nôtres.



Photo Sophie Colliex

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