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À mains nues

"Que fais-tu de tes pensées"


Après un premier survol, la lettre était tombée sur ses genoux. Un court paragraphe animait l’espace du papier. Deux phrases, pour l’inviter à prendre un verre. Deux lianes souples tracées d’une main sûre, des lettres et des mots reliés. Elle en a suivi du doigt les circonvolutions, les élans et les sommets pointus. Un frisson a couru sur ses épaules, ses bras, jusqu’au bout de ses doigts. L’écriture liée, qu’est-ce que c’était beau, comment était-ce possible ? Elle s’estimait heureuse d’avoir accompli de grands progrès en écriture scripte. Même si elle trouvait le temps d’étudier et de copier des lignes durant des jours, des mois et des années, elle ne serait jamais capable de réaliser ces nœuds souples et habiles envolées.


La main de cet homme savait tout, et pouvait tout. Elle soumettait le monde à son bon vouloir. Couverte d’un duvet blond, jointures saillantes, elle n’avait ni creusé la terre, ni construit des murs. Puissante, elle transformait les stylos en baguettes magiques. D’un trait sur un papier, ou d’un clic sur un clavier, elle déplaçait l’argent pour acheter un blouson de cuir, une cravate soyeuse, une montre semblable à celles que l’on voyait sur les gigantesques affiches du couloir d’arrivée de l’aéroport, qui l’avaient tant impressionnée. Il avait grandi dans le monde de tous les possibles. Un instant, elle a imaginé un garçon aux cheveux jaunes, courant vers ses copains, un cartable sautant sur le dos. Il était né ici, dans ce pays où l’eau sortait partout de terre, dégringolait du ciel et ruisselait des montagnes, ce pays ou le toit des maisons ne dépassait pas les plus hautes futaies. La menotte avait tourné les pages de livres, aligné des chiffres ; armée d’un stylo elle avait réussi les examens. Il avait appris les mots. Des mots valise, pour se cacher. Des mots savants, pour se hisser. Mots tranchants, pour évincer. Convaincants, pour gagner, et… caressants, pour séduire. Et puis, coulés pour elle à l’encre noire, ces mots invitants.


Il ne savait rien d’elle et elle n’avait rien à lui dire. Assise sur le rebord de son lit, elle a observé ses propres mains. Elle en était fière et en prenait soin, les frottant tous les soirs avec une crème, taillant ses ongles en forme d’amande, et les laquant de rose vif. Au restaurant, elles plongeaient souvent dans l’eau, ce qui abîmait les couleurs. Paumes étroites, doigts sensibles, ses longues mains racontaient une autre histoire. Elles disaient qu’elles avaient ramé. Et malgré ses efforts, son écriture penchait et tanguait, chahutée par des vagues.


Sans s’être jamais touchées, leurs mains respectives creusaient entre eux deux un infranchissable fossé. Et l’anneau d’or, qui brillait sur son annulaire gauche ? Cette main mariée, pourquoi lui avait-elle écrit ?


Illustration : Ambre Barré, instagram : @ambrebv


Texte et image réalisés dans le cadre de l'atelier créatif "En roue Libre",

de Laurence Verdier, instagram : Laurence Verdier




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